Confinement, un Journal | Jour 14 : La Lettre

Bien longtemps avant le confinement, j’avais promis un texte à une amie. L’exercice, hérité d’ateliers d’écriture, nous avait fait échanger une importante correspondance au fil des mois, et même des années qui suivirent l’arrêt de ce dernier. 

L’éloignement fit son oeuvre et les missives s’éteignirent. Mais il en restait une. Une note toujours inscrite dans ma to-do list personnelle. Je n’avais pas le temps bien sûr, avec de bonnes excuses : toujours courir à droite et à gauche… la dispensabilité naturelle de l’activité… 

Bref, ne manquait donc qu’un bon confinement pour s’attaquer au sujet ; presque deux ans plus tard.

Ma chère Lizzie,

J’espère que tu vas bien déjà depuis le temps. Pour être franc, si j’ai prétexté plus haut le manque de temps, en vrai ce qui a amené un tel retard est le choix du support de sa contrainte. Si j’ai apprécié les musiques sélectionnées (au point que deux d’entre elles soient maintenant installées dans mes playlists), n’empêche que : pas évident de broder dessus, là comme ça. 

J’aurais clairement préféré un thème plus littéral comme les castors, ou bien une citation comme “Un pigeon, c’est plus con qu’un dauphin, d’accord… mais ça vole*”. Bref, une assise créative plus simple.

Confinement oblige, je retrouve donc ce temps perdu pour ne pas respecter cette fameuse contrainte musicale, mais cette dernière est tellement large qu’on peut dire que je la respecte, non ? Bref, je fais comme je veux.

Étonnamment, cette agréable bien que lointaine rencontre soulève une remarque existentielle. Oui, rien que ça. 

Le présent exercice sera donc de trouver les mots pour expliquer l’idée.

Ça doit être un truc à la Proust je pense (pas lu, pas vu, madeleine, tout ça), cette idée que lorsque l’on n’a pas vu une personne depuis très très longtemps, et sans aucun contact social, on se fixe une image dudit être humain dans une temporalité, un peu à l’instar d’Han Solo dans la carbonite. 

En tout cas, convenons qu’une fois l’autre à distance, nous ne pouvons connaître l’évolution de ladite personne : professionnelle, affective, loisirs, bref tout le tintouin qui constitue un quotidien se muant peu à peu en histoire personnelle.

Il me paraît encore tout à fait logique de penser que des ami·e·s de lycée ou de fac en sont dans leurs vies exactement là où je les ai laissé. Réseaux sociaux obligent, cette illusion se perce aujourd’hui rapidement, et il suffit de voir apparaître en photo le visage goguenard de leur progéniture récente pour que l’illusion prenne fin. 

Alors, dans quel “état” se trouvent ces bon·ne·s ami·e·s perdu·e·s de vue ? Ils se situent je pense dans des sortes de limbes : entre mémoire issue de perceptions, et construction cognitive d’un réel, en fait fantasmé. 

C’est cette fixation qui me questionne, d’autant plus que filent les années…

Face à ce mur, l’heure est venue de retourner le problème via l’habile Retournement Réflexif Canovilien®. Pour m’aider, je convoque cette citation de l’ami Kant : “Nous ne voyons pas le monde tel qu’il est mais tel que nous sommes”. 

Dans le cas qui nous intéresse : nous ne voyons pas les êtres perdus de vue tels qu’ils sont, mais nous les fantasmons (en tout bien tout honneur) au regard de ce que nous sommes. Yep.

Voilà, dois-tu te dire, qui change des alexandrins sur les marmottes.

Et donc, notre dernière rencontre, il me semble il y a maintenant 2000 ans, a été une de ces mises à jour qui t’a fait regagner toute ton altérité**, l’imagination de ce que tu pouvais être s’effaçant devant le réel, du moins ma perception. 

Et bien entendu, ces retrouvailles furent un moment heureux, à leurs manières hors du temps ; temps qui vint  évidemment sonner la cloche de fin de match comme il se doit.

Voilà Lizzie, c’est mon rendu. Une occasion de m’exercer à mettre en mots des idées, mais surtout de te faire un coucou, un peu trop public, certainement. Ce n’est pas dans nos habitudes.

J’espère surtout que tu vas bien en cette étrange époque.

Enfin, si tu veux des histoires de marmottes, fais-moi signe. Il va me falloir des idées pour tenir ce journal sur la longueur !

Jal.

* Michel Audiard dans “Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages”

** Festival Phrasing.

A suivre – Jour 15 : Survie Polaire


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